CONCLUSION
Pour conclure, que savons-nous des Celtes ?
Il semble que leur histoire se dénoue, globalement et brutalement, dans la constatation du contraste entre l’immensité, la variété, la richesse du domaine celtique antique et l’exiguïté, la précarité, la pauvreté des refuges où subsistent les petites nations celtiques médiévales et modernes.
Il n’y a en effet aucune commune mesure entre les unes et les autres, au point qu’on hésite parfois à la comparer, à les inclure dans une même étude, plus encore à admettre que ce sont les deux termes opposés d’un même processus d’évolution. Et, faute de comprendre, on a nié l’existence de cet extraordinaire accident de l’histoire, ou bien on l’a réduit à l’un de ces phénomènes périphériques et secondaires dont les fabricants de manuels ont si bien le secret. Camille Jullian avait bien raison quand il voulait faire connaître, par sa monumentale Histoire de la Gaule, les origines celtiques de la France. Il aurait seulement pu ajouter que les origines celtiques s’étendent aussi à quelques autres pays d’Europe.
Mais l’histoire est une suite d’accidents, pas toujours explicables, sur lesquels les témoins sont souvent rares ou presque muets, et que les historiens ont la tache ingrate d’expliquer de leur mieux à leurs contemporains. Et à coups d’hypothèses et de suppositions allant de l’enthousiasme au dénigrement, on a constaté le déclin des Celtes. On hésite d’ailleurs sur la définition et plus encore sur son explication. À quelles causes multiples attribuer ce déclin, puis cette disparition quasi complète ? Les réponses sont diverses et varient d’un auteur à l’autre. Ne pas y acquiescer est tantôt un simple délit, tantôt un crime contre l’esprit.
En général les avis sont défavorables et les reproches fusent de partout. Les Celtes ne sont pas un peuple digne de l’attention des historiens pour de multiples raisons :
– inaptitude à s’organiser, à s’entendre, à s’adapter ;
– infériorité intellectuelle de peuples barbares incapables de construire un Etat, de dépasser le stade tribal et de résister à la guerre étrangère ;
– cruauté et primitivisme d’une religion dont les sacrifices humains étaient la pratique la plus courante.
Les auteurs anciens ont puissamment aidé à inspirer ces réponses, ce qui montre que l’incompréhension, l’ignorance, la sottise ne sont pas neuves. Il est, un peu partout, dispersées dans toutes les bibliothèques, d’énormes perles d’inculture, qu’il est préférable de passer sous silence et dont les signatures pourraient parfois surprendre.
Mais on a eu aussi l’impression contraire, ou inverse, que les Celtes ont été un peuple à qui l’histoire a refusé sa chance. Et, assassin de la Gaule à Alesia, Jules César est voué aux gémonies. Dans le même ordre d’idées, on tient rigueur aux ancêtres des peuples germaniques d’avoir détruit la Celtie continentale et insulaire. On « sent » (à juste titre d’ailleurs) que quelque chose n’est pas « sorti », qui aurait pu être et qui n’a pas été. La bataille perdue est toujours celle qu’il aurait fallu gagner.
Il est toujours vain de refaire l’histoire mais on la refait d’autant plus volontiers qu’on ne la comprend pas : au contraste des termes historiques répond le contraste d’attitudes ou d’opinions qui, depuis l’antiquité, oscillent de la calomnie gratuite à la louange exaltée. Tantôt, comme Strabon, on accuse les Irlandais de manger les corps de leurs parents défunts, ou, à la mode de Pline l’Ancien, on se félicite que les barbares aient appris le latin ou le grec et se soient enfin civilisés ; tantôt, comme trop de celtomanes, on pare les Celtes de qualités célestes et, faute d’en connaître assez, on en invente, le minimum étant que le breton (moderne), ou le gallois (moderne lui aussi) ait été la langue du paradis terrestre et soit encore celle de Dieu le Père ; les druides ont survécu à toutes les persécutions pour resurgir à la fin du XVIIIe siècle, groupés en sociétés secrètes cependant que le français, qui n’est plus d’origine latine, descend en droite ligne du gaulois. C’est bien commode pour les « druides » du XXe siècle quand ils ne sont pas trop doués pour les langues anciennes.
Le plus loin possible des outrances et des rêves, tout au long de nos brefs chapitres, nous nous sommes efforcés d’analyser les faits celtiques, d’en déterminer les composantes et, surtout, de définir une méthode d’approche. La vérité est claire : contrastes de faits, mais aussi contrastes de concepts, contrastes de la réalité et des idées reçues.
Le premier point sur lequel nous insisterons est que les antinomies entre les Celtes et le monde classique ne sont pas, n’ont jamais été des oppositions de barbarie et de civilisation, de primitivisme et d’intelligence, d’infériorité et de supériorité intellectuelles et de toute autre qualité que l’on voudra. La civilisation celtique est autre que la civilisation gréco-romaine ; la société celtique est une autre organisation que celle de l’Urbs ; la religion celtique est une autre religion que celle du classicisme. Les Celtes sont autres, c’est-à-dire qu’ils sont différents. Ils ne sont pas inférieurs.
Il s’ensuit un deuxième point, tout aussi important : les Celtes n’ont pas été incapables de s’organiser. Ils ont, au contraire, créé une société solide et stable qui, en Irlande, a perduré jusqu’au moyen-âge, bien au-delà de la christianisation. Ils ont élaboré un droit intelligent et précis ; ils ont eu des élites singulièrement capables de réflexion et d’abstraction, ce qui ne correspond en rien à ce qu’on a tendance à leur prêter.
Le troisième point touche au fondement de l’existence, là où les recherches modernes se sont révélées les plus hasardeuses et les plus aventurées, là où les conclusions qui s’ensuivent sont les plus fausses et les plus injustes : les Celtes ont été les détenteurs d’une forme de tradition excluant toute inorganisation, toute barbarie, tout primitivisme, et dont les meilleurs recoupements sont à chercher jusque dans l’Inde védique.
Au-delà de raids ou d’expéditions avortées, d’aventures de bandes ou de peuples isolés ayant cédé à la tentation d’un mirage, tels les Galates (mais ils ont laissé au moins autant de traces dans l’histoire grecque que les Vandales ou les Wisigoths dans l’histoire occidentale) ; au-delà de la défaite d’Alesia ou de la romanisation de la Gaule, quelles qu’en aient été les causes et les conséquences, ce sont les faits qu’il faut considérer.
Nous avons maintes fois dit – mais il faudra sans aucun doute le redire encore souvent – que Rome et les Celtes se séparent dans la conception des rapports hiérarchiques du politique et du religieux. Cette différence cruciale, qui à elle seule suffirait à expliquer tout le reste, se résume dans l’inversion des primautés et des degrés de la hiérarchie souveraine.
LES CELTES ONT MAINTENU LA PRIMAUTÉ DE L’AUTORITÉ SPIRITUELLE REPRÉSENTÉE PAR LE DRUIDE. ILS LUI ONT SUBORDONNÉ LE POUVOIR TEMPOREL REPRÉSENTÉ PAR LE ROI.
ROME A ACCORDÉ LA PRIMAUTÉ AU POUVOIR TEMPOREL REPRÉSENTÉ PAR LES CONSULS, SUBSTITUTS DU ROI. ELLE LUI A SUBORDONNÉ L’AUTORITÉ SPIRITUELLE REPRÉSENTÉE PAR LES FLAMINES.
La seule inaptitude des Celtes a consisté à ne pas concevoir qu’il pût exister autre chose que le respect de la hiérarchie des rapports traditionnels. Là où l’autorité spirituelle n’a plus la première place la royauté celtique, fondée sur l’équilibre harmonieux du roi et du druide, n’a plus de raison d’être ou de survivre.
L’oralité de la tradition correspond elle aussi à une antinomie des concepts celtique et classique : la civilisation classique est marquée par le rationalisme et l’historicisme : elle vit dans l’histoire et elle tient ses archives, annalistiques ou littéraires. La civilisation celtique, elle, est anhistorique et elle n’a nul besoin d’archives. Le mythe, conçu comme une explication ou une illustration des origines, indéfiniment vivant dans la mémoire humaine, est valablement permanent et immuable. L’homme qui l’accepte et le transmet échappe par lui à la fuite du temps. Il ne craint ni la mort ni l’écrasement chronologique de l’histoire. Que serait, autrement, une vie humaine, par rapport à l’éternité ?
On essaie parfois de justifier l’histoire par une sorte d’épistémologie, en expliquant que les Celtes ont influencé l’évolution culturelle de l’Europe. L’épisode celtique aurait été une expérience utile et nécessaire – mais tout aussi nécessairement limitée dans le temps – dont les conséquences bénéfiques se retrouveraient jusque dans l’évolution de l’art moderne. Cette tendance contemporaine est encore un moindre mal par rapport au dénigrement systématique, généralisé dans certains milieux. Mais il faut toujours avoir présent à l’esprit le fait que la tradition celtique est morte et que ses mythes et son enseignement ne sont pas conciliables avec la modernité. Les Celtes n’ont pas disparu volontairement : ils ont disparu parce que le monde n’était plus fait pour eux. Il va de soi qu’ils n’ont plus rien à y perdre.
Mais la principale question qui se pose est la suivante : comment des peuples guerriers, ingénieux et curieux, fortement encadrés par une classe sacerdotale remarquable, doués pour l’aventure et le risque, ni plus ni moins intelligents que les Grecs et les Romains, ont-ils pu disparaître ? À supposer au pire que la guerre des Gaules ait coûté quelques centaines de milliers de morts, de prisonniers emmenés en esclavage, de disparus de toutes sortes, la Gaule du Ier siècle de notre ère n’était pas vide et elle n’était pas complètement ruinée.
Les Celtes n’ont pas disparu : César n’a pas plus tué tous les Gaulois que Cromwell n’a tué ou déporté tous les Irlandais. La réponse est aussi simple que cruelle : les Celtes ont fini par perdre leur identité. L’analyse fait ressortir, liées à la conception religieuse de la société et à l’oralité de la tradition, les trois causes, successives puis concomitantes, de la disparition des Celtes de la scène politique et militaire européenne :
la romanisation,
la christianisation,
les invasions germaniques.
Romanisée, la Gaule a perdu sa religion et sa langue, toutes ses structures politiques. Conquise plus tardivement et romanisée moins intensément, la Bretagne insulaire a gardé sa langue et une partie de ses institutions. Christianisée mais non romanisée, l’Irlande a gardé sa langue et ses structures sociales et politiques : elle a seulement renoncé à une tradition orale pour adopter une tradition écrite. Mais quand est arrivée l’heure des grands bouleversements du haut-moyen-âge, plus tôt pour les uns, plus tard pour les autres, l’Irlande et la Bretagne insulaire ont très durement ressenti le choc. La Bretagne s’est réduite, dès le VIIe siècle, aux régions occidentales de la grande île. La Gaule, elle, y a perdu jusqu’à son nom.
Disparition et non suicide ou dégradation : il y faut la nuance. L’opiniâtreté miraculeuse de la survie irlandaise, malgré les Norvégiens, les Danois, les Saxons, les Normands, Cromwell et ses lointains successeurs, les Blacks and Tans, et sept siècles d’oppression étrangère, est là pour le prouver.
Mais les Celtes médiévaux ou modernes, convertis au christianisme et imitant vainement, pour survivre ou vivoter, les structures étatiques européennes, n’ont plus rien de commun avec leurs ancêtres de l’antiquité : leurs créations politiques n’ont pas survécu à la liquidation de la féodalité et leurs langues, déchues de leur noblesse littéraire, exclues des chancelleries, n’entretiennent plus aucune vie intellectuelle autonome.
En bref la celticité semble incompatible avec le monde moderne qui ne l’évoque guère que pour la mépriser, l’exploiter ou la parodier en étouffant les études sérieuses et en laissant faire ou en favorisant les celtomanes[2]. L’injure ultime que l’on puisse faire à la tradition celtique est bel et bien, en effet, de la montrer pour ce qu’elle n’est pas : la trame ou le ferment de société secrètes (ou supposées telles) qui, en l’occurrence, sont pseudo-initiatiques ou pseudo-religieuses ; ou bien la source d’une littérature qui prétend légitimer par les Celtes les phantasmes les plus libidineux du subconscient moderne : Vercingétorix, quels que soient ses torts et ses mérites, n’est pas l’archétype du bouffon Astérix (qui n’est encore qu’un moindre mal de l’incompréhension contemporaine), il n’en est que la victime, et avec lui toute la Gaule à titre posthume ; le romantisme littéraire et ses sous-produits contemporains ne sont pas issus des textes celtiques : ils n’en font que des utilisations superficielles et ils ne peuvent s’en approprier un thème sans le déformer.
Accaparé par des semi-lettrés aux yeux du grand public, le domaine celtique n’est guère pris au sérieux. Mais il ne faut pas s’y tromper : s’il y a des leçons à tirer ou à recevoir des civilisations disparues, la civilisation celtique n’est ni moins riche ni moins digne que les autres d’en offrir. Par une étrangeté de l’histoire, ce n’est pas la Gaule intégrée dans la Romania qui a recueilli l’héritage de l’imperium romain, c’est le Heiliges Römisches Reich Deutscher Nation des descendants d’Arminius, le Saint Empire Romain Germanique. Mais le mot Reich, avons-nous dit, est d’origine celtique, encore qu’au terme de l’évolution, il n’y ait plus rien de commun entre le sémantème actuel et le mot d’origine. Peut-être une structure politique héritée des Celtes aurait-elle évité à l’Europe la discorde des papes (romains) et des empereurs (germains), le Temporel voulant guider le Spirituel et le Spirituel voulant se substituer au Temporel ? Peut-être aurait-elle évité à l’Europe les longs siècles du chaos féodal, si durs aux petits et aux humbles ? Nous ne savons : il n’est plus temps, dans l’actuelle banalité universitaire, de regarder si haut et si loin, même en arrière. Mais ce que nous savons, c’est que la civilisation celtique propose, à ceux qui veulent bien la recevoir, une haute leçon de spiritualité.